Socialement, on n’est pas ouverts aux enfants.
Par Maude Goyer
Tout le monde passe son chemin sans me prêter attention. Je suis plantée là, en haut des marches d’une station de métro, avec ma fille d’un an dans sa poussette. J’entends le train qui arrive et le ton de ma petite qui monte. Je suis coincée en haut de ce satané escalier, le front en sueur, le sac à dos trop lourd sur les épaules, le manteau déboutonné, la suce dans une main, un toutou dans l’autre.« Au secours ! » voudrais-je hurler aux passants. Je demande plutôt de l’aide à une dame qui, je l’ai bien vu, m’a jeté un regard furtif. Dans le wagon bondé, les gens ne se précipitent pas pour me céder une place. Je me transforme en équilibriste, debout dans la foule, me forçant à sourire à ma fillette au lieu de crier des énormités à mes concitoyens.
J’arrive à destination. La porte du café où j’ai rendez-vous est précédée d’un escalier. Cette fois, je ne me fie à personne, je ne veux surtout pas déranger… J’atterris dans un lieu exigu, sans chaise haute, rempli de gens qui, visiblement, n’ont aucune compassion pour une mère à la recherche d’un peu de temps pour elle. Et, comble de malheur, le menu n’a rien prévu pour les bambins.
J’en ai marre. Qu’on cesse d’affirmer que notre société est gaga de ses enfants ! « Socialement, on ne le dira pas mais on n’est pas ouverts aux enfants, on les tolère, dit Jacques Davidts, scénariste et auteur des Parent. On les supporte tant qu’ils sont de petits adultes. Mais quand ils agissent en enfants, ça nous tape sur les nerfs. »
Assis à proximité d’un petit en bas âge dans l’avion ? Certains ne se gênent pas pour demander à changer de siège. « Je me suis déjà fait traiter de conne parce que je faisais Toronto-Tokyo avec mon bébé », confie Marie-Julie Gagnon, blogueuse et globe-trotter. Manger dans un restaurant qui n’est pas étiqueté « familial » ? Bonne chance ! « Au Québec, vous en voyez souvent des enfants dans un restaurant avec des tables à nappe blanche ? » demande André Turmel, sociologue. Sans parler des regards noirs jetés par les gens : si je laisse mes enfants explorer les lieux, je suis une mère indigne ; si je les tiens tranquilles en les laissant jouer avec le iPad, je suis une mère indigne. Bonjour la culpabilité.
Accompagnés de nos coquins de cinq et trois ans, l’Homme et moi nous faisons rarement proposer un deuxième verre de vin au resto. Comme si on se faisait poliment dire : « Rentrez donc chez vous, allez coucher vos petits… »
Est-ce que nous compartimentons nos vies au point de verser dans l’intolérance ? On vit ensemble, certes, mais dans une certaine unicité. Si on sort des sentiers battus, on se fait regarder de travers. Un bébé qui dort dans sa poussette dans un bistro chic un vendredi soir ? Louche. Un petit garçon dans la salle d’attente d’un salon de coiffure branché ? Voilà qui est très étrange.
André Turmel confirme : « Nous ne sommes pas une société pluraliste. Nous n’avons pas une grande ouverture. Et il y a eu peu de débats sur la question. » Pour Marie-Julie Gagnon, « les enfants ne font pas partie de la société, on les “dompe” à une gardienne pour faire ses affaires. C’est une question de mode de vie. » Trop axés sur leurs plaisirs personnels, les adultes versent dans l’hédonisme. « Parce qu’on a des enfants, on se dit que ça nous empêche de faire ceci ou cela, ajoute Jacques Davidts, père de trois ados. Et on a une crotte sur le cœur. »
Je rêve de vivre en Suisse, en Espagne, en Argentine ou au Brésil, où, m’a-t-on affirmé, les enfants gambadent sur les places publiques à 23 h, mangent dans de bons restaurants, s’endorment sur les banquettes dans un délicieux chaos. Je rêve que mes compatriotes fassent preuve d’un peu plus de savoir-vivre, d’empathie, de souplesse, bref, d’un peu plus d’humanisme. Et je rêve, surtout, qu’un inconnu me lance un regard complice et me dise : « Ah oui, je me souviens… »